Littérature
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Chaque fois qu'une tempête s'annonce dans l'Histoire, on convoque Machiavel, car il est celui qui sait philosopher par gros temps. En effet, depuis sa mort en 1527, on ne cesse de le lire, et toujours pour s'arracher à la torpeur. Mais que sait-on de cet homme hormis le substantif inventé par ses contempteurs pour désigner cette angoisse collective, ce mal politique, le machiavélisme ?
Né dans une république de princes, la Florence oligarchique de la Renaissance et de Savanarole, Machiavel est très tôt sensible à la politique. Premier secrétaire de la Seconde chancellerie, historien, dramaturge, poète, philosophe, politologue avant l'heure, admirateur des peintres, des ingénieurs, des médecins et des cartographes, incorrigible provocateur, Machiavel est surtout un très fin spectateur. En Europe, il voyage, scrute les rapports de force qui meuvent les hommes, renifle les remugles du pouvoir. Il s'étonne de voir, qu'en France, Louis XII tient son peuple d'une main de fer et que ce dernier ne l'en aime que davantage. Peu à peu, l'homme aiguise son style. Chez lui, tout est bon pourvu que l'on puisse exercer l'art du mot juste, « la vérité effective de la chose » : « L'amour est préférable, mais la force, parfois, inévitable ».
La chance de Machiavel est d'avoir toujours été déçu par les hommes d'État qu'il a croisés sur son chemin. C'est pour cela qu'il a dû inventer son Prince de papier. Si le livre s'attache à dissocier l'action politique de la morale commune, la question demeure aujourd'hui encore de savoir, non pas pourquoi, mais pour qui écrit Machiavel. Pour les princes ou pour ceux qui veulent leur résister ? Et qu'est-ce que l'art de gouverner ? Est-ce celui de prendre le pouvoir ou celui de le conserver ? Qu'est-ce que le peuple ? Peut-il se gouverner lui-même ? Pensez-vous que les bonnes lois naissent de législateurs vertueux ? La fin peut-elle justifier les moyens ? Au-delà de conseils cyniques aux puissants, Machiavel s'interroge en profondeur sur l'idée de la souveraineté populaire car « le peuple connaît celui l'opprime ».
Avec verve et une savoureuse érudition, Patrick Boucheron nous éclaire sur cet éveilleur inclassable, visionnaire et brûlant comme un soleil d'été sur la terre toscane. Et avec lui, nous écoutons Machiavel, comme tous les autres avant nous, au futur.
Un été avec Machiavel est à l'origine une série d'émissions diffusées pendant l'été 2016 sur France Inter.
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La scène se passe à Urbino, au palais ducal, à la fin du mois de juin 1502. Dans l'effet de souffle des guerres d'Italie, les petits États tremblent sur leur base?; ils seront à qui s'en emparera hardiment. Insolent et véloce comme la fortune, César Borgia est de ceux-là. Le fils du pape donne audience à deux visiteurs. Le premier est un vieux maître que l'on nomme Léonard de Vinci, le second un jeune secrétaire de la Chancellerie florentine du nom de Nicolas Machiavel.
De 1502 à 1504, ils ont parcouru les chemins de Romagne, inspecté des forteresses en Toscane, projeté d'endiguer le cours de l'Arno. Un même sentiment d'urgence les fit contemporains. Il ne s'agissait pas seulement de l'Italie : c'est le monde qui, pour eux, était sorti de ses gonds.
Comment raconter cette histoire, éparpillée en quelques bribes?? Léonard ne dit rien de Machiavel et Machiavel tait jusqu'au nom de Léonard. Entre eux deux coule un fleuve. Indifférent aux efforts des hommes pour en contraindre le cours, il va comme la fortune. Alors il faut le traverser à gué, prenant appui sur ces mots rares et secs jetés dans les archives comme des cailloux sonores. -
Prendre dates ; Paris, 6 janvier-14 janvier 2015
Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet
- Verdier
- La Petite Jaune
- 13 Mai 2015
- 9782864328001
C'était à Paris, en janvier 2015. Comment oublier l'état où nous fûmes, l'escorte des stupéfactions qui, d'un coup, plia nos âmes ?
On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes.
Ce sont des deuils ou des peines privés qui d'ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu'on est des millions à le ressentir ainsi, il n'y a pas à discuter, on sait d'instinct que c'est cela l'histoire.
Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. Quel est ce nous et jusqu'où va-t-il nous engager ? Cela on ne pouvait le savoir, et c'est pourquoi il valait mieux se taire ou en dire le moins possible - sinon aux amis, qui sont là pour faire parler nos silences. Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l'évidence : on est passé à autre chose, de l'autre côté du pli. C'est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.
Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. Ou disons plutôt : prendre dates. Car il y en eut plusieurs, et mieux vaut commencer par patiemment les circonscrire. On n'écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l'oubli.
Tenter d'être juste, n'est-ce pas ce que requiert l'aujourd'hui ? Sans hâte, oui, mais il ne faut pas trop tarder non plus. Avec délicatesse, certainement, mais on exigera de nous un peu de véhémence. Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu'il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien - toi et moi, l'un après l'autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous mène. D'autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s'ôter du crâne cet engourdissement du désastre.
Il y eut un moment, le 7 janvier, où l'on disait : douze morts, et on ne connaissait pas encore les noms ; on aurait pu deviner en y pensant un peu mais on préférait ne pas. Nous sommes encore dans cette suspension du temps, ne sachant pas très bien ce qui est mort en nous et ce qui a survécu dans le pli. Maintenant, un peu de courage, prendre dates c'est aussi entrer dans l'obscurité de cette pièce sanglante et y mettre de l'ordre. Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n'écrit pas autre chose.
Des tombeaux.
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Boule à neige
Patrick Boucheron, Mohamed El Khatib
- SOLITAIRES INTEMPESTIFS
- Du Desavantage Du Vent
- 9 Juin 2021
- 9782846816205
Une boule transparente, on la renverse et il tombe de la neige. Cet objet incontournable des boutiques de souvenirs a fait rêver des générations d'enfants. Souvent remisé après usage au fond d'un tiroir, il est aussi un Graal pour les collectionneurs toujours en quête de la boule manquante, celle qui leur rendra leur enfance à jamais perdue. Considérée comme dérisoire, la boule à neige est loin d'être un objet anodin, comme le révèlent Mohamed El Khatib et l'historien Patrick Boucheron. Ils montrent dans cette performance comment un tel phénomène issu de la culture populaire permet d'interroger les actes de « qualification » et de « croyance » qui, par des opérations de « bénédiction » esthétique, de « sacrement » culturel, transforment un objet ordinaire en oeuvre d'art.
Hugues Le Tanneur, pour le Festival d'Automne à Paris
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Une certaine idée de l'Europe
Patrick Boucheron, Collectif, Antonio Negri, Thomas Piketty, Myriam Revault d'allonnes, Elisabeth Roudinesco
- Flammarion
- Champs Actuel
- 1 Mai 2019
- 9782081480223
L'Europe, pendant la plus grande partie de son histoire, a été une idée.
Elle signifiait un profond désir de circulation et de liberté autant qu'un souci de rigueur et de polémique. À Milan ou à Paris, on se lisait fougueusement ; entre Bruxelles et Vienne, on se copiait passionnément. Aujourd'hui, alors même que l'Europe est devenue une institution, elle n'est pas, ou de moins en moins, une idée. Bruxelles serait-elle devenue une Cité interdite où le débat public ne pénètre plus ?
Voilà pourquoi la revue Le Grand Continent a invité cinq penseurs internationalement reconnus pour l'envergure de leurs travaux à parler, pour la première fois, de leur idée d'Europe. Ensemble, ils ont ouvert de nouvelles perspectives, de nouveaux chemins à parcourir pour retrouver les voies d'une Europe idéale, pleinement politique - une certaine idée de l'Europe.
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Contretemps
Bruno Allary, Patrick Boucheron, Isabelle Courroy
- Le Seuil
- Fiction Et Cie
- 1 Octobre 2020
- 9782021465938
Ce livre et le disque qui l'accompagne sont un pari. Il ne s'agit pas de se retourner sur un passé lointain, « rescapé d'un grand naufrage », le Moyen Âge, et sa musique. Non. Il s'agit tout au contraire d'en saisir le surgissement dans le temps d'alors, la naissance, la puissance d'apparition, comme un art nouveau (ars nova qui suscita l'hostilité de l'Église), ces airs et chansons de troubadours qui furent un printemps pour l'Europe, une éclosion, et un enchantement. Guilhem, Aliénor, Raimbaut d'Orange, Béatrice de Die, Rutebeuf, ce sont quelques-unes des figures de cet épanouissement affectif et esthétique, où le poétique croise le théologique, avec insolence, douceur, allégresse.
Patrick Boucheron et Bruno Allary, de la Compagnie Rassegna, ont noué une conversation musicale passionnée autour de poèmes, de manuscrits et de musiques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles.
« Mais il n'y a pas de musique médiévale, vous dis-je, il n'y a que des notes jetées sur des manuscrits ; elles sont comme des gouttelettes qui frémissent, qui grelottent, qui condensent le monde entier en des miniatures irisées. Elles attendent là, elles ont tout leur temps. Nul ne sait vraiment comment il faut les jouer, avec quels instruments, et surtout comment il conviendrait de les écouter. Alors voyez avec quelle douceur elles viennent vers nous, enrobées de leur gangue de solitude, si désireuses de faire sonner à nos oreilles l'éclat du neuf. »
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Les infidèles, les malfaiteurs, les hérétiques, les Juifs, les usuriers ; mais également ceux qui exerçaient un métier vil ou déshonorant, bourreau, prostituée, domestique ; et plus largement les étrangers, les femmes, les « inférieurs », les êtres difformes, les pauvres. Dans un crescendo de la suspicion et de la défiance, le catalogue des « infâmes », c'est-à-dire des sujets qui, en raison de leur nature sauvage ou criminelle, ou simplement de leur condition sociale ou physique, ne pouvaient jouir pleinement des droits de la « civitas chrétienne », s'allonge démesurément au cours des siècles jusqu'à frôler dangereusement la population tout entière.
À travers quelles pratiques et quelles catégories prit forme en Europe le code social de l'exclusion ? Qui contribua à en tracer les contours et quelles en furent les victimes ?
Cet ouvrage restitue des paysages où grouille une humanité périphérique, semblable à celle qui hante les tableaux de Bosch ou de Bruegel et dont les traits du visage et les vêtements portent également les stigmates d'une infériorité morale et sociale spécifique. Une peinture nourrie de l'analyse des textes qui propageaient la notion d'infériorité civique, consacrant la citoyenneté précaire d'un peuple chrétien toujours menacé de sombrer dans la marginalité.
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"En 1987, Georges Duby participait, à côté de six autres historiens connus, à une entreprise expérimentale que je leur avais proposée. Elle consistait à savoir si, comment, à quelles conditions, sous quelles formes, un historien pouvait faire sa propre histoire. Des essais d'"ego-histoire" appelés à devenir un véritable genre.
Dans leur exploration des archives du fonds Duby, Patrick Boucheron et Jacques Dalarun ont découvert une première version à laquelle Georges Duby avait renoncé. Pas de différences radicales entre les deux versions, pas de révélations effacées. Mais l'historien avait commencé à se raconter à la troisième personne ; et cette différence de procédure engageait un tout autre rapport à l'écriture de soi et à la mémoire.
À l'heure où Georges Duby doit sa statue posthume à son style d'écrivain autant qu'à son apport scientifique à l'histoire de la féodalité, cette première tentative d'ego-histoire, rapprochée de celle qu'il avait choisi de publier, exprime sans doute sa première tentation littéraire. À ce titre, elle a paru mériter d'être ici exhumée." Pierre Nora.
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Dans Il Convivio (Le Banquet), Dante invitait tous ceux qui, «pour des raisons familiales ou sociales sont restés sur leur faim» à venir s'attabler au banquet des savoirs. Car «le monde qui vit mal» a besoin d'intelligence collective. En relisant Dante aujourd'hui, en le ramenant au présent d'une audace qui demeure sans cesse à reconquérir, Patrick Boucheron tente de ressaisir l'urgente nécessité d'une politique de la transmission des savoirs qui soit, dans le sens plein que lui donne l'histoire, universitaire.
Qu'est-ce que transmettre ? Et qu'est-ce que l'histoire peut transmettre à nos vies ?